vendredi 24 octobre 2025

Jusqu'en Bretagne Nord. 

Ca y est. J'ai bouclé un deuxième Tour du Monde. 

Début janvier, l'hiver est là. Heureusement les jours ont déjà commencé leur longue mue qui va voir en mars la durée du jour rattraper celle de la nuit. Coccinelle est mouillé depuis fin août 2024 sur La Rance, en eau douce, au port de La Hisse, à Saint Samson sur Rance, dans les Côtes d'Armor, à une heure de moteur de Dinan. Il est à 40 minutes de la maison. J'apprécie de m'y rendre, deux fois par mois. La Hisse est un petit port équipé de bouées, où seuls des bateaux avec un faible tirant d'eau peuvent venir s'y amarrer, Ça tombe bien, Coccinelle tire 1.25 mètre. Ce qui en Nouvelle Zélande m'avait permis de trouver un abri sur la rivière de Kerikeri, ou plus récemment de transiter par le canal du Midi. J'aime charger ma plate dans le coffre de la voiture, une fois les sièges rabaissés, elle rentre parfaitement, et seul le hayon arrière reste entrouvert sur la route. Arrivé sur place, j'ai juste à la descendre sur le ponton, après être passé sur un buisson de ronces. Saint Samson est un port agricole, sur le pont du Châtelier, à l'écluse du même nom, circulent tracteurs, moissonneuses batteuses et autres ensileuses, selon la saison, et c'est ce qui fait son charme. J'essaie d'y aller assez régulièrement pour démarrer le moteur, en hiver je mets le Refleks en route, il réchauffe le bateau, il y fait alors chaud, j'y passe la nuit. Comme à chaque fois que j'ai laissé Coccinelle pour une longue période, à Taravao tout d'abord, puis à Apataki, et en Indonésie, j'ai dénudé intégralement ma belle Coccinelle. Dès les premiers jours de septembre, profitant d'une belle journée de l'été Indien, je l'ai désarmé, j'ai tout rincé, séché, avant de tout ranger dans la cabine avant. Les voiles sont fatiguées, la grand-voile, qui était encore en relativement bon état à Singapour, est désormais déformée, les tissus sont brûlés, même si elle fait encore le job, elle a continué de se déliter au fil des semaines et des mois, sous les assauts de l'implacable soleil tropical. Rapidement j'ai connu des problèmes de goussets de lattes, qui se sont décousus, déchirés, jusqu'à provoquer la perte des lattes. Puis c'est une bosse de ris qui a coincé un morceau de toile de grand-voile, alors que je prenais un ris, occasionnant une belle déchirure. La voile pourra encore servir pour des petites navigations, mais dès que je repartirai pour des traversées plus engagées, il faudra la changer. Le génois s'en est peut-être un peu mieux sorti, au moins il ne s'est pas déchiré, et il peut encore servir aux allures de portant. En laminaire, il n'y a plus grand chose à en tirer. Quant à la trinquette, sa bande anti UV est à changer, et l'enrouleur de trinquette, de marque Harken pourtant, va devoir lui aussi passer par la case achat de pièces détachées. Sur le moteur, la sonde du compte tours ne fonctionne plus, et le tableau de commande a besoin d'une bonne remise à niveau. Le plus surprenant auront été les termites que j'aurai ramené d'Indonésie. J'avais été prévenu, dans le port de Nongs Point, à Batam, un Grand Banks se consumait de l'intérieur, véritablement dévoré par les termites. Certaines se sont frayé un chemin jusqu'à Coccinelle. Je ne m'en suis rendu compte qu'une fois arrivé à Saint Samson. Elles se sont mises à l'oeuvre dans les boiseries de la cabine bâbord, creusant discrètement sous le bois, le laissant de l'extérieur intact, alors qu'en réalité il ne restait qu'une infime couche de vernis. Elles y ont creusé des cavernes, plusieurs panneaux sont abîmés, heureusement les températures tempérées de Bretagne, et le froid hivernal, seront venus à bout des petites bêtes xylophages. Mais il va falloir réparer tout ça, à grand renfort de résine époxy et de plaquage de teck. Du travail en perspective.
Coccinelle le jour de son arrivée au port de la Hisse.

Coccinelle sur son mouillage.

Le travail des termites sur un équipet de la cabine bâbord. Heureusement l'hiver en est venu à bout. 


Je suis heureux d'avoir ramené Coccinelle à bon port. 

 Le chemin qui aura conduit à la décision, la décision en elle-même puis ensuite le chemin en lui-même sur près des 2/3 du Tour du Monde, aura été au bout du compte une belle balade au long cours. Le temps a passé, assis dans mon canapé devant le feu qui dans le poêle crépite, il est temps de reprendre cahier et stylo pour conter la suite de nos aventures avec Bart. Que s'est-il passé depuis El Thor, dans le Sinaï ? Nous y avons passé une dizaine de jours, en compagnie de quelques autres voiliers, et comme d'habitude, nous avions l'interdiction formelle de descendre à terre, de se rendre visite entre bateaux, ou même de se baigner. Nous y avons laissé passer le vent fort de Nord. Une rengaine. J'en ai profité pour faire quelques bricoles sur le bateau, refaire des vernis, nous avons aussi beaucoup lu. La Mer Rouge pour celui qui a décidé de la remonter est avant tout une histoire de patience. Cependant, tous ces marins n'auront pas navigué de la même façon sur ce long chemin qui conduit à Suez. Certains ont fait le choix de faire route à la voile, s'appuyant parfois au moteur, louvoyant entre les deux berges de la Mer Rouge, avec d'un côté l'Arabie Saoudite, et de l'autre l’Érythrée, le Soudan, et l’Égypte. Dans un monde idéal, cette option était probablement la plus rapide. Mais la Mer Rouge est cassante, les vagues sont courtes, et louvoyer contre tient de la gageure, avec la peur de briser quelque chose, risquer une avarie dans des contrées où rien n'existe pour la plaisance. Les ressources y sont inexistantes, la dernière boutique d'accastillage était en Thaïlande ou en Malaisie, et la prochaine sera en Grèce. Entre les deux, il n'existe aucune possibilité de trouver des pièces de rechange pour le bateau, et en navigant au près contre une mer cassante, courte, le risque d'endommager le gréement est réel. Avec Orca, j'avais brisé l'enrouleur, à l'époque les conditions étaient moins strictes et on pouvait s'arrêter en Egypte. Un artisan local avait ressoudé la pièce défectueuse. Cependant et malgré les interdictions un petit voilier qui l'an dernier a démâté s'est arrêté à Port Berenice, base militaire égyptienne, où il est encore plus interdit qu'ailleurs de s'arrêter. Mais devant l'urgence il a été aidé chaleureusement par les militaires à refaire un gréement pour qu'il puisse continuer sa route. J'ai fait le choix (car à bord d'un voilier il ne peut y avoir qu'un capitaine et c'est moi qui prenais les décisions) à chaque fois d'attendre des conditions pétoleuses, avant de faire route au moteur, au prix de centaines et de centaines de litres de gazole. J'assume mon choix. La navigation en Mer Rouge ne ressemble à nulle aucune autre. La première fois que j'y ai navigué, c'était en 1996, avec Orca, c'était sur une autre planète. La navigation électronique n'existait pas encore, même si le GPS avait déjà fait son apparition, et aux Tuamotu, un voilier qui en avait un en trop m'en avait prêté un. Mes cartes étaient des photocopies en A4 la plupart du temps et collées ensemble avec du ruban adhésif transparent (scotch), sur lesquelles il fallait reporter, au crayon, la position, réelle ou estimée. La règle Cras donnait la direction, et la distance se mesurait au compas à pointe sèche. Un autre monde, un autre temps. Il n'y avait pas de météo, et seul le baromètre indiquait l'évolution future du vent de Nord. Un baromètre au plus haut indiquait un renforcement du vent du Nord, tandis que sa descente signifiait l'arrivée d'une période sans vent, propice à une progression au moteur. Orca était propulsé par un petit moteur hors bord de 7 CV. Avec Vonne, nous avions mis 7 semaines pour naviguer de Djibouti à Suez. Avec Bart, il en aura fallu 5, avec un moteur diesel inboard, et l'accès la plupart du temps à la météo. Avec Orca c'était de la survie, avec Coccinelle c'est redevenu de la croisière.



A la barre en route vers Suhakin

Bricolage à El Thor, dans le golfe de Suez. 

Djibouti et Somalie : les pays où sur terre l'excision est le plus pratiquée. 

 Les pays dans la région de la corne de l'Afrique sont ceux où l'excision est la plus pratiquée dans le monde. L'excision est une MGF, Mutilation Génitale Féminine. Ainsi ce sont à Djibouti 98% des filles qui subissent cette mutilation intime, 74% en Éthiopie, 98% en Somalie, 89% en Érythrée, 96% en Égypte, 90% au Soudan. J'espère que vous êtes prêts à du sordide, parce que c'est du lourd. L'excision consiste selon les cas à retirer aux petites filles, avant l'âge de 5 ans, tout ou partie du clitoris, ou même les petites lèvres. L'OMS distingue 4 types de mutilations génitales. La clitoridectomie : ablation totale ou partielle du clitoris. L'excision : idem, avec en prime l'ablation des petites lèvres, celle des grandes étant une option. L'infibulation consiste à accoler les petites lèvres (si si) pour empêcher l'intrusion d'un sexe masculin. Dans ces cas là les bourreaux qui s'ignorent peuvent ne pas toucher le clitoris. Le quatrième type de mutilation reprenant toutes celles qui ne sont pas répertoriées précédemment. Au jour d'aujourd'hui, selon l'UNICEF (je prends toujours les données des ONG avec des pincettes, elles sont forcément orientées voire militantes, même les organismes rattachés à l'ONU), ce sont 230 millions de personnes de sexe féminin dans 96 pays qui vivent marquées à jamais dans une détresse psychologique avec conséquences sur la sexualité, l'accouchement, uriner, les règles, et un accès quasiment impossible au plaisir. Plus tard pour les petites filles qui arrivent à la puberté, de gros problèmes vont surgir, qui vont durer toute leur vie. Comment cette pratique barbare ancestrale peut-elle encore durer ? La pratique, criminelle, est interdite à ma connaissance dans tous les pays du monde, même si en 2024 la Gambie a proposé un texte de loi dépénalisant la pratique des Mutilation Génitales Féminines. Pour sauver la vie de ces femmes (car cette pratique leur interdit d'être véritablement vivantes), la plupart de ceux qui s'y intéressent préconisent d'effectuer un gros travail d'information auprès des populations concernées. 
 
Coccinelle au mouillage à Djibouti, après un épisode particulièrement pluvieux. 

Narcisse. 


 Retour au Soudan. 

 Sur les cinq bateaux qui avions quitté ensemble Djibouti, tous nous sommes arrêtés à Suhakin, au Soudan. Nous y sommes pour notre part restés à peine 24 heures, la météo était bonne, et je ne voulais pas rater le train. Bart est allé faire quelques courses au marché, je ne suis même pas allé à terre, je n'ai pas pris le temps, lors d'une escale il y a toujours quelques bricoles à faire sur le bateau. La fenêtre nous a fait aller de Suhakin à Marsa Oleif, où l'efficacité de l'agent de Suhakin, Mr Mohamed, nous a permis d'être ravitaillés en gazole (de bonne qualité), avec livraison à bord s'il vous plaît, et pour un prix acceptable (1 US $ / litre). Cet agent ponctionne aux voiliers de passage 300 US $, mais quand il monte à bord, avec une jambe en moins pour cause de diabète, vêtu de sa djellaba blanche, il en impose, Mr Mohamed. Il apporte une carte SIM, et des livres soudanaises. Nous ne ferons pas de véritable entrée au Soudan, nous n'avons donc pas de visa, mais il nous remet une sorte de sauf conduit, qui nous permet de descendre à terre, négocié par lui auprès des autorités soudanaises en place ici sur la côte, la guerre quant à elle sévit plus à l'Ouest dans les terres, du côté de Karthoum. Bien sûr il a fallu faire preuve de patience, partant de Djibouti, à cette période de l'année, dans la partie Sud de la Mer Rouge, les vents sont réputés portants ; mais plus dans la partie Nord. Après Marsa Oleif, nous avons pu naviguer jusqu'à la très profonde Marsa Khor Shinab (21° 21 N 37° 00 E), au fond de laquelle nous avons passé une petite semaine, en attente de vents favorables. La furie de vent ne nous aura pas permis de descendre à terre, bien que nous y fussions autorisés, grâce au sauf conduit. Je m'étais pourtant juré de ne jamais retourner en Mer Rouge ; parole d'alcoolique. Depuis cette indentation au cœur du Sahara, nous apercevions au loin une route sur laquelle de temps à autre passait un camion ou parfois même une voiture. J'ai demandé aux copains (via la balise InReach) de regarder en ligne s'il y avait quelque part une station essence dans laquelle nous aurions pu refaire les pleins de gazole. La réponse fut sans appel. Il n'y avait absolument rien à moins d'une centaine de kilomètres, au Nord comme au Sud. Cette route relie le Sud de l'Egypte à Port Soudan. Durant toutes ces années passées à naviguer avec Armelle et les filles, au large, nous communiquions à l'aide d'une radio longue portée à ondes courtes de type BLU. Associée à un modem (Pactor), et l'association États-unienne Sailmail, elle nous a permis en Atlantique et dans le Pacifique d'envoyer et recevoir des mails, et surtout de recevoir des fichiers météo (Grib). Après la Nouvelle Zélande, je n'ai jamais réussi à me connecter. Après Singapour je me suis équipé d'une balise InReach, ce qui m'a permis de communiquer au large, et de recevoir des infos météo envoyées par des copains restés à terre.

Coccinelle remonte le long des côtes des montagnes du Sinaï. 

Canal de Suez et pétrole russe. 

 Quand enfin le vent de Nord s'est calmé, nous sommes repartis vers le Nord, sur bâbord, défilaient désormais les côtes d’Égypte. Nous avons passé quelques jours à Marsa Alam, où il nous a été interdit de descendre à terre, même si un jeune employé sur l'un des nombreux navires qui emmènent les plongeurs sur le corail de la Mer Rouge nous a approvisionné en vivres frais, au prix fort. Là aussi il nous a été interdit d'échanger entre nous, de nous baigner, etc. Après ces quelques jours, nous avons repris notre route, franchi le détroit de Gubal, pour pénétrer dans le golfe de Suez. Les paysages du Sinaï sont magnifiques, moteur et grand-voile en fonction du vent il a fallu continuer à tirer quelques bords, en s'éloignant du vent juste ce qu'il faut pour faire porter la voile. Au fur et à mesure que nous approchions de l'entrée du canal, les navires mouillés ici ou là se sont fait plus nombreux. Comme à Singapour, dans une moindre mesure cependant, Suez est un lieu de passage obligé, et les eaux calmes en font un lieu favori pour l'entretien des navires, qui font ici appel à des entreprises égyptiennes. Les choses ont bien changé en un peu plus de 30 ans. Quand j'étais passé ici en 1996, les bords du canal étaient accessibles aux promeneurs, et nous échangions avec eux. Toutes les berges sont désormais classées zone militaire. Les civils n'y ont pas leur place. Nous avons fini par nous rapprocher peu à peu de Port of Suez, l'entrée du canal éponyme. Heeby, alias Prince of the Red Sea, nous y attendait, il remplit les fonctions d'agent chargé de négocier avec les autorités du Canal. En 1996, c'était son père qui s'était chargé du Transit d'Orca. Les choses ont été rondement menées. A peine amarrés, le jaugeur était là. Coccinelle est un dériveur lesté et le calcul de la jauge prend en charge le tirant d'eau. Aussi la note n'a pas été trop salée. Une dizaine de fois, nous sommes passés à proximité de ponts flottants, tirés à terre, constitués d'une dizaine de barges autonomes, motorisées, ce qui permet de les mettre en place et créer ainsi un pont à travers le canal de Suez. Car de l'autre côté du Sinaï se trouve Israël, et les relations ne sont pas simples entre l'état Hébreu et ses voisins. On a tous (ou presque) en tête le chemin pris par les pétroliers qui ravitaillent l'Europe en or noir. Dans son immense majorité le pétrole est extrait dans les pays qui bordent le golfe Persique. Il est chargé à bord de gros pétroliers qui passent par le détroit d'Ormuz, le golfe d'Aden, avant de franchir Bab el Mandeb puis de remonter la Mer Rouge et franchir le canal de Suez. Avec cette image en tête, les navires montent chargés, avec un tirant d'eau de plus de 20 mètres, et reviennent à vide pour aller chercher dans le Golfe Persique une nouvelle cargaison. Aussi j'ai été interrogé quand à plusieurs reprises nous avons croisé sur le canal de Suez des pétroliers (on reconnaît un pétrolier à ses grues situées au milieu du navire et qui servent à manipuler les flexibles de chargement ou de déchargement du pétrole) qui faisaient route au Sud chargés ras la gueule. A un moment j'ai imaginé qu'il s'agissait d'un navire transportant un produit raffiné, mais l'un d'eux était immense (voir photo du MUR), et je le voyais mal transporter de l'essence ou du gazole. Jusqu'à ce que l'évidence ne s'impose. Il s'agissait tout simplement de pétrole russe, exporté probablement vers l'Inde. Notre vision occidentale sur les sanctions envers les avoirs Russes seraient respectés par tout le Monde, puisque nous sommes le centre du Monde... Sauf que ça n'est pas vrai et les pays de ce Sud que l'on appelle global (les BRICS) ne les appliquent absolument pas. Ces navires faisant route vers le Sud de la Mer Rouge étaient donc chargés de pétrole russe, en route vers l'Inde j'imagine.

Le Mur, un gros pétrolier long de 350 mètres environ, par 70 mètres de large, avec un tirant d'eau d'une vingtaine de mètres. Nous l'avons croisé alors qu'il faisait route vers le Sud, pas tout à fait complètement chargé (voir sa ligne de flottaison).

Nous arrivons à l'entrée Sud du Canal de Suez. Il est temps de préparer les amarres.

En compagnie de Heeby, alias Prince of the Red Sea. C'est son père qui en 1996 avait fait transiter Orca par le canal de Suez.

WD 40 et bière égyptienne, une charte graphique finalement assez similaire...

Le long du canal, nous croiserons à plusieurs reprises ces ponts flottants, auto moteurs, prêts à être mis à l'eau pour traverser le canal de Suez.

En compagnie de notre premier pilote, entre Port of Suez et Ismaelia.

Bart, le pilote, et moi. 


Ever Given : ou commun un seul navire peut bloquer le canal de Suez. 

 On a tous en tête cette image surréaliste du porte containers Ever Given coincé en travers du canal de Suez, avec devant le bulbe cette pelleteuse lilliputienne, l'une des plus grosses du marché, et pourtant tellement ridicule au vu de l'immensité du navire, qui a ainsi complètement bloqué le trafic dans le canal de Suez, artère vitale pour le commerce mondial. Mais comment ce géant des mers a-t-il bien pu bloquer le canal de Suez, comme un vulgaire banc de sardines bloqua jadis l'accès au mythique Vieux Port de Marseille ? Afin de prévenir d'une avarie de machine et ce gendre de problème, tous les (gros) navires qui transitent, en plus du pilote, voient venir à couple de petites embarcations longues de 6 à 7 mètres environ, menées par deux lamaneurs. Elles sont propulsées par un moteur diesel. A l'entrée du canal, ces pilotines sont hissées le long du navire, prêtes à être mises à l'eau. Les lamaneurs restent même à bord, suspendus au dessus des flots. De chaque côté du canal, tous les kilomètres environ, on trouve des bites d'amarrage, accessibles depuis le niveau de l'eau par des marches. En cas d'avarie de machines, ces pilotines sont aussitôt mises à l'eau, et des amarres sont passées afin d'immobiliser le navire. Sauf que pour l'Ever Given, la procédure, comme me l'a racontée notre premier pilote, qui est par ailleurs officier navigant à bord d'un remorqueur du canal, n'a pas fonctionné. Le problème a commencé par un black out total sur l'Ever Given, chose qui arrive parfois, au large. C'est à dire un arrêt intempestif des machines. C'est arrivé à un moment où il y avait du vent. Tant que le navire était sur son erre il a été maintenu au centre du canal, mais quand il s'est arrêté les lamaneurs des pilotines n'ont pas eu le temps de tirer des amarres et d'immobiliser le navire, et il s'est mis en travers du canal. Une machine de quelque 220.000 tonnes, rien que ça. Il aura fallu attendre quelques jours que les coefficients de marée n'augmentent et qu'ils permettent au navire de flotter de nouveau. S'il s'était échoué à marée haute de fort coefficient, il aurait fallu le décharger, ou alors il y serait peut-être encore.



L'Ever Given, un maxi porte containers de 20.000 EVP, en travers dans le canal de Suez.



David contre Goliath.



La pelle mécanique paraît ridiculement petite.


Méditerranée. 

Après une nuit à Ismaélia, un second pilote nous a conduits jusqu'à la sortie Nord du canal, pour la première fois, Coccinelle naviguait en Mer Méditerranée. Elle fut à la hauteur de sa réputation, et comme d'habitude nous avons eu droit à trois sortes de vent : trop fort, pas assez fort, ou dans le mauvais sens. Elle a eu la délicatesse de nous laisser 24 heures de répit avant de nous montrer de quel bois elle pouvait se chauffer. Elle nous a cueillis dès le second jour, à sa manière. Nous avions espéré faire route vers la Crète, mais c'était sans compter avec le coup de vent qui soufflait de là où nous désirions nous rendre. Se mettre à la cape aurait été malvenu, la dérive nous aurait entraînés vers le bande de Gaza, où le vengeance d'Israël avait alors déjà éliminé 45.000 Gazaouis (65.000 un an plus tard), à comparer aux 1.200 morts des attentats du 7 octobre 2023. Quand nous sommes sortis du canal, nous étions à 90 milles de la bande de Gaza. Tout au long de notre voyage en Indonésie, nous aurons essentiellement navigué en terres musulmanes, l'Indonésie, les Maldives, Djibouti, le Soudan, puis l’Égypte. Bien sûr nous avons noté l'omniprésence de drapeaux palestiniens, mais à aucun moment nous n'avons ressenti la moindre animosité envers les occidentaux que nous étions. Tous n'avons pas eu cette chance, et notre copain Philip en a fait l'amère expérience, non pas dans sa chair, mais dans son cœur. Philip est allemand et il navigue en solo. Lors de son escale à Djibouti, et alors qu'il se rendait en ville en taxi, le chauffeur lui a demandé d'où il venait. Quand Philip lui a répondu qu'il était allemand, le chauffeur lui a aussitôt déclaré, avec le plus grand naturel : Ah vous êtes allemand, Hitler était un homme bien, il tuait les Juifs ! Estomaqué, notre ami a botté en touche, expliquant au taxi qu'il ne pouvait pas dire ça, etc. Et le lendemain, avec un nouveau taxi, mêmes questions, et mêmes conclusions. On a tous des casseroles qu'il nous faut porter sur nos épaules, fussent-elles lourdes, mais certaines sont bien plus lourdes que d'autres à porter. La Crête nous étant inaccessible, nous avons fait route, grand-voile au bas ris (et sur Coccinelle il est bas!), et trinquette quasiment toute enroulée, en direction de Rhodes. Et c'est au moteur que nous avons atteint Lindos (comme il y a 30 ans avec Orca!), puis le mouillage au Sud de la ville de Rhodes, le temps de s'approvisionner en quelques douceurs occidentales au Liddle du coin, et laisser passer le vent tempétueux. Deux jours plus tard, et toujours au moteur, nous repartions pour les Cyclades, jusqu'à atteindre Santorini. Quand j'ai navigué ici au tout début de ma carrière de marin, vers 1988 je crois, il n'y avait pas d'aérodrome. Les choses ont bien changé, et là au-dessus de nos têtes, le ballet des A 320 et autres B 737 est incessant, en provenance de toutes les grandes villes européennes. Puis nous avons contourné le Sud du Péloponnèse, avant de nous diriger vers le détroit de Messine, puis la Corse, et Bonifacio. 


De retour en Méditerranée il a fallu ressortir les vêtements chauds. 


Coccinelle de retour en France. 

A Bonifacio, alors que nous étions amarrés au ponton à carburant, nous avons reçu la visite d'une femme. Coccinelle, est-ce que vous n'étiez pas aux Australes il y a quelques années ? Mais si ! Ils étaient arrivés à Raivavae le lendemain de notre départ, dans cette île des Australes où nous avions passé deux semaines. C'était en 2016. Quand nous avions quitté cette île, on nous avait offert des colliers de coquillages, en signe d'au revoir, un à bientôt, pas un adieu. Quelques années plus tard, et alors que le 'voiliers bashing' battait son plein en Polynésie, la municipalité avait interdit aux voiliers de rester plus de trois jours au mouillage. Au détriment des règles de sécurité les plus élémentaires de ceux qui vont en mer. C'est à Saint Mandrier qu'avec Bart nos chemins se sont séparés. Nous aurons passé cinq mois en vase clos, Bart et moi, sans anicroche aucune. Au début du chapitre précédent j'avais écrit que Bart était l'équipier qu'il me fallait. Aujourd'hui je peux écrire que Bart aura été l'équipier parfait. Vegan et cuisinier hors pair, une fois par jour, et ce quelles que soient les conditions, il aura réussi à faire mijoter de bons petits plats dont il a le secret. Moi qui en solo me contente la plupart du temps de soupes instantanées, de pâtes ou de riz. Nos journées auront été tout le temps parfaitement rythmées. A 19h, j'allais dormir, dans le carré et au vent, prêt cependant à intervenir si besoin. Bart s'installait alors dehors, armé de sa liseuse et de son gros mug isotherme, estampillé Starbuck, et ce jusqu'à 1 heure du matin. Je crois que Bart ne sait toujours pas comment régler les voiles. Mais là n'est pas le plus important et en toute modestie je dois avouer qu'à l'issue de mon premier Tour du Monde, je ne savais toujours pas comment (bien) régler un voilier. Je ne suis toujours pas un cador, mais j'ai progressé. A 1 h du matin donc et alors qu'il n'avait pas fermé l’œil de la nuit, il me réveillait et j'assurais la veille pour le deuxième partie de la nuit. Une veille en dilettante, et il m'arrivait de dormir un peu durant mon quart. Je n'avais pas à réveiller Bart à 7 h du matin, car 10 minutes avant son alarme retentissait, et à 7 h il était de nouveau dehors. Et pendant ce temps bien souvent je continuais ma nuit, compensant la faible qualité de mon sommeil par la quantité. En milieu de matinée, je prenais un petit déjeuner, variable selon les dispositions. Des soupes instantanées, ou du riz, avec des œufs ou une boîte de thon, avant la plupart du temps de traîner, alternant lecture et somnolence, jusqu'à 1 h de l'après-midi, heure à laquelle Bart rejoignais sa cabine pour une sieste de quelques heures. A l'issue de laquelle il s'installait dan le carré, sous le vent puisque j'étais au vent, sa liseuse à la main, et son incontournable mug Starbuck. Puis vers 17h, il se mettait à la cuisine, jusqu'à ce que ne résonne le : Gilles, ça sera bientôt prêt. Le signe que je devais me tenir prêt au repas pris en commun, par respect pour lui, je me devais de ne pas le faire attendre. Puis nous repartions pour un cycle de 24 heures, modifié parfois par un réajustement des pendules, quand notre course effrénée vers le Nord Ouest faisait le soleil chaque jour se lever un eu plus tard. 


Saint Mandrier. 

En 2002, Pierre Yves Guennec avait couru le Rhum à bord d'un petit trimaran de type F40, du nom de Fildou, une petite bombe à foils. Il était passé au travers des grosses dépressions qui avaient décimé la flotte des multis de 60 pieds Orma, seuls trois d'entre eux avaient rallié la Guadeloupe, dont un seul sans s'arrêter. Pierre-Yves s'est débrouillé pour nous trouver un corps mort, à Saint Mandrier, et c'est là que Bart et moi nous sommes quittés. Ca aura été un honneur de naviguer avec toi Bart. Lui ai-je confié, la larme à l’œil, au moment de nous quitter. Comme pour plagier Jim Lovell (qui vient de nous quitter) lors du retour d'Apollo 13 sur terre. Petite incartade, Jim Lovell aura par deux fois fait le tour de la lune, Apollo 8 et Apollo 13, sans avoir la chance d'en fouler le sol. John Young avait également fait deux fois le Tour de la Lune, avec Apollo 10, qui ne s'était pas posé (l'objectif étant un ultime test du LEM à 15 km de la surface lunaire) et Apollo 16, au cours de laquelle il avait marché sur la lune. Nous venions de vivre une navigation extraordinaire, du genre de celles qui, sans fausse modestie, sortent tout de même un peu des sentiers battus. Bart est rentré au Canada, à Kamloop, en Colombie Britannique à quelques centaines de kilomètres au Nord de Vancouver. Il continue l'été de conduire des bus, lui qui se prétend en pré retraite (semi retired). A 62 ans, il s'estime du mauvais côté de la soixantaine, je l'y ai depuis rejoint, puisque je viens d'avoir 3 fois 20 ans, alors que j'en avais encore 59 il y a un an. J'ai eu beaucoup de chance de rencontrer des équipiers avec qui tout s'est bien passé, hormis Christina entre Nouvelle Zélande et Nouvelle Calédonie avec qui ça s'est avéré compliqué. Steve dans un premier temps, entre Darwin et Singapour, puis Bart, entre Singapour et Toulon. Steve est rentré en France. Depuis que nous nous sommes dit au revoir sur les pontons de Batam, il n'a guère cessé de pédaler, jusqu'à traverser l'Asie pour rejoindre l'Europe. Ses coups de pédale l'auront conduit de Singapour en Malaisie, en Thaïlande et au Laos, au Cambodge et en Chine, au Tibet, avant de rentrer par les états d'Europe centrale. Chapeau bas jeune homme, il faut aller jusqu'au bout de ses rêves. Le temps de laisser passer un coup de Mistral à Saint-Mandrier je suis remonté en Bretagne, retrouver Aline que je n'avais pas revue depuis fin janvier. 



Fildou, le trimaran à foils de 40 pieds à bord duquel Pierre-Yves a couru, et terminé, la Route du Rhum 2002.




Canal du Midi. 

De retour à Saint-Mandrier, j'allais de nouveau naviguer seul, pour la première fois depuis Darwin, en Australie. Le lendemain, Coccinelle, dans une purée de pois, entrait dans le Grau d'Agde, où m'attendaient Nelly et Dominique, serial builders de multicoques en contreplaqué, notamment des plans Wharram, venus m'aider à poser le mât de Coccinelle à l'horizontale, afin de me permettre de traverser la France entre la Méditerranée et l'Atlantique par le canal du Midi. Ça allait être mon quatrième transit. La première fois, ça avait été avec Orca, au début des années 90, alors que je terminais un tour de Méditerranée, mon tout premier voyage en voilier. La deuxième fois, avec Orca toujours, c'était en 1996, en terminant mon premier Tour du Monde. Puis en 2002 je l'avais de nouveau emprunté avec Armelle, nous avions ramené Picrate, notre Neptune 99, qui nous mènerait ensuite du Spitzberg à la Casamance et au Brésil. J'avais échappé aux pirates Malais du détroit de Mallaca et ceux Somaliens du golfe d'Aden. J'avais survécu aux attaques des Houtis et aux missiles anti missiles des forces alliées. J'avais réussi à remonter la Mer Rouge. Le canal du Midi n'aurait pas dû poser de trop gros problèmes. Sauf que... Lors d'une tempête hivernale, un platane est tombé sur un pont enjambant le canal latéral à la Garonne. Le pont a été fragilisé et le préfet a préféré l'interdire, dessus, ce qui paraît logique, mais également dessous, aux piétons, aux cyclistes, et aux bateaux. J'ai donc du me résoudre à laisser Coccinelle à Buzet sur Baïse, un mois durant, attendre que le pont ne soit détruit. Et le canal ouvert de nouveau. Au terme d'un mois passé en Bretagne, avec Aline, au moment où étaient inaugurés à Paris les Jeux Olympiques, nous prenions la route du Sud de la France. Dès le lendemain matin nous reprenions notre cheminement à l'ombre des platanes, jusqu'à l'écluse de Casquets en Dorthes, qui marque l'arrivée dans le secteur maritime de la Garonne. A Mortagne sur Gironde, Dominique est revenu pour nous aider à remâter Coccinelle. Dès le lendemain, le bateau étant fin prêt, nous descendions la Garonne, passions une nuit à Bordeaux, puis la Gironde. Depuis Singapour, j'ai navigué avec les cartes CM 93, mais aussi les Navionics, constamment mises à jour. Bien l'en a pris, car l'estuaire de la Gironde évolue au fil des tempêtes hivernales, et le chenal d'entrée peut s'avérer des plus dangereux si on ne le suis pas parfaitement. Les bouées étaient à plusieurs centaines de mètres de l position indiquée sur les CM 93. Après avoir doublé la dernière bouée, nous avons été cueillis par un grain blanc, imprévisible, mais violent, entraînant la prise de ris, la trinquette enroulée, avec bien peu d'échappatoire, puisque nous avions sous le vent le banc de la Mauvaise. Tout est dans son nom. Non amarinée, l'estomac d'Aline n'aura pas résisté (j'aurais du anticiper en lui donnant du Sturgeron) et elle s'en ira rapidement nourrir les poissons. Elle restera allongée dans le cockpit jusqu'à notre arrivée, en milieu de nuit, sur l'île d'Oléron. 


Pas simple de manoeuvrer dans les écluses montante avec un tel appendice !



En attendant que les portes d'une écluse ouvre, j'invente une façon de m'amarrer toute personnelle.



Une maison éclusière transformée en restaurant. Coccinelle arrive d'une long voyage et cela n'émeut pas beaucoup les clients.



Buzet sur Baïse, où Coccinelle va m'attendre, un mois durant, que le canal daigne ouvrir de nouveau. Même avec son mât couché, il est beau mon bateau.



Avec Aline nous reprenons le chemin de l'Atlantique, au fil des écluses.



Et un peu plus loin au large, quand les mouvements du bateau au près auront eu raison de son estomac.



Le Tour du Monde. 

Coccinelle avait quitté le Vieux Port de La Rochelle et nous étions en famille, un jour de juillet 2012, en pleines Francofolies, avec Red Cardell qui jouait à quelques mètres de la porte du bassin du Gabut. avec Armelle, et nos deux fillettes, Apolline, qui avait alors 3 ans, et Camille, qui en avait 5. L'histoire est en ligne sur ce blog. En ce jour d'août 2025, 13 ans après, Coccinelle était de retour à La Rochelle. Avec une différence de taille, la famille avait entre temps explosé, à Tahiti. Et c'est seul que j'avais ramené Coccinelle jusqu'à La Rochelle. Aline a eu la pudeur de ne pas interférer dans ce moment si personnel. Bien sûr j'ai eu du mal à retenir mes larmes, en franchisant les deux tours qui marquent l'entrée du vieux port de La Rochelle. Il s'en étaient passées des choses, depuis notre départ, et surtout notre séparation, en 2017, actée dans l'un des mouillages les plus magiques de la planète Terre, Tetamanu, la passe Sud de l'atoll de Fakarava, aux Tuamotu. Il avait fallu 15 mois pour boucler mon premier Tour du Monde, il m'aura fallu un tout petit peu plus de 13 ans pour boucler le second. Treize fois le Tour du Soleil. Avec un énorme sentiment d'échec. Après une nuit au mouillage à l'île de Ré, nous sommes repartis pour les Sables D'Olonne, où il y avait bien peu de monde pour nous accueillir (un Tour du Monde se doit d'être médiatisé), puis Pornichet, et enfin Billiers, près de Muzillac, le jardin d'Aline. On en rêvait depuis des années, venir s'échouer le long du quai de ce petit port à une encablure de Muzillac. Aline est repartie travailler, à Quiberon, Apolline m'a rejoint, puis à Pont Aven, c'est Camille qui est montée à bord de Coccinelle. Les deux princesses de la Cox n'avaient pas revu le bateau depuis juillet 2018, quand nous étions allés tous les 3 passer quelques jours sur l'atoll de Tikehau, avant de laisser Coccinelle au mouillage à Taravao et rentrer en France métropolitaine. Les escales tout autour de la Bretagne se sont succédées, Camaret, puis l'île de Batz, Bréhec, avant de laisser Saint-Malo sur bâbord et prendre directement l'écluse du barrage de la Rance, et celle du Châtelier. Ca fait désormais un an, et depuis, à part quelques jours à Dinan avec Aline, Coccinelle n'a pas quitté son mouillage. 

Je ne sais pas quand, mais je sais que je repartirai naviguer, un jour, bientôt, sur les Océans.



Aline en meilleure forme.



Apolline sur l'Aven en route vers Pont Aven.



Coccinelle à l'échouage à Pont Aven.



Apolline et Camille réunies de nouveau sur Coccinelle. La dernière fois, c'était à Moorea, 6 ans plus tôt.



Les deux mêmes sur l'atoll de Tikehau, 6 ans plus tôt.





Dans le carré de Coccinelle.



Lecture.



Clap de fin.